Par Marie Jégo
Le 16 juin, Evguenia Gourova, étudiante à Saint-Pétersbourg, 21 ans, se rend à la station de métro Pouchkinskaïa. Une fois à l’intérieur, deux employées lui barrent l’accès aux quais. Que se passe-t-il ? Evguenia est invalide, elle se déplace en chaise roulante. Emprunter l’escalier mécanique est une expérience beaucoup trop risquée, elle pourrait se rompre le cou et son accompagnateur avec elle…
La jeune fille proteste, elle a toujours fait ainsi et personne ne lui a jamais rien dit. L’ingrate ! Le métropolitain veille à sa sécurité, de quoi se plaint-elle ? Elle n’a qu’à “prendre le bus” ou bien choisir une station de métro dépourvue d’escaliers mécaniques (7 sur 64 à Saint-Pétersbourg). Au début, Evguenia pense avoir affaire à des préposées trop zélées, à ces Gorgones du métro en uniformes, capables, d’un seul coup de gueule, de ramener les récalcitrants dans le droit chemin. Elle renonce, appelle un taxi.
Quelques jours plus tard, la même scène se répète. A chaque fois qu’elle s’engouffre dans l’une des stations de métro de l’ancienne capitale impériale, c’est “niet !”. Evguenia a beau argumenter, citer la Constitution russe de 1993 et l’égalité pour tous, essayer d’attendrir les gardiennes, rien n’y fait. Un employé finit par lui expliquer que s’il ne tenait qu’à lui, il la laisserait passer, mais il craint la caméra déployée au-dessus de leurs têtes, s’il est découvert, sa prime mensuelle sautera. Pour finir, “les ordres sont les ordres”.
Evgueni Baïn, de Saint-Pétersbourg, déplore lui aussi d’avoir été empêché d’accéder au quai du métro, le 18 juin, alors qu’il poussait la chaise roulante de sa femme, Natalia. “On nous a dit que les escaliers mécaniques nous étaient désormais défendus, sur ordre de la direction. Bientôt nous n’aurons même plus le droit de nous promener dans les rues puisqu’elles ne sont pas équipées…”, écrit-il sur son blog.
Tout est parti d’une directive verbale du patron du métro de Pétersbourg, Vladimir Gariouguine, transmise à tout le personnel le 15 juin : “Plus d’invalides sur les escalators !” M. Gariouguine est inquiet, on peut le comprendre, le retournement d’une chaise roulante sur un escalier roulant peut faire très mal… Pour bien faire, tous les invalides de la cité du Nord (800 000 personnes) sont priés d’entrer ou de sortir à la station Parnas, la seule qui soit pourvue d’un ascenseur.
Très vite, l’histoire des indésirables du métro a fait du bruit dans les médias et sur les blogs. Alexeï Kozyrev, “M. Droits de l’homme” de Saint-Pétersbourg, s’est emparé du dossier. Il a recommandé l’installation d’ascenseurs et de rampes d’accès dans toutes les stations. Les rampes d’accès, passe encore, mais les ascenseurs, “c’est impossible, techniquement et financièrement”, argue la direction du métro.
Les aménagements ne sont pas pour demain. Les invalides n’ont qu’à s’armer de patience. En attendant, ils peuvent toujours tenter l’autobus ou le tramway, mais aucun n’est équipé. Reste le taxi remboursé par la sécurité sociale, mais avec quatre trajets autorisés chaque mois, la mobilité est, pour le coup, vraiment réduite. Pour Evguenia, étudiante à l’institut de la presse, être privée de métro est un désastre, surtout en période d’examens.
Comment rendre les villes plus accessibles aux handicapés ? Ces dernières années, des efforts ont été entrepris, à Moscou notamment, où des passages souterrains et quelques stations de métro ont été aménagées. Pourtant, circuler en ville dans une chaise roulante relève du parcours du combattant.
“A Moscou, on ne voit pratiquement jamais de personnes en chaise roulante dans la rue. Elles n’ont pas d’autre choix que de rester cloîtrées à la maison car dehors rien n’est conçu pour elles, c’est l’enfer”, explique Katia Krongaouz, rédactrice en chef adjointe de l’hebdomadaire Bolchoï gorod. A l’été 2009, Katia et des amis ont organisé une manifestation en chaises roulantes sur l’avenue Koutouzov, la route empruntée par les convois gouvernementaux et les résidents du quartier huppé de Roubliovskoe. Ils revendiquaient “une ville accessible à tous”.
Le rassemblement a eu un petit écho médiatique, Katia a été reçue à la mairie, sans plus. En revanche, lorsque les manifestants se sont retrouvés une nouvelle fois sur l’avenue Koutouzov en août 2010, l’endroit était occupé par les militants de la Jeune Garde, les jeunes du parti pro-Kremlin Russie unie. “Ils voulaient récupérer notre action, ils se pavanaient devant les caméras”, raconte Katia. Le mouvement ne s’est pas découragé pour autant, une nouvelle sortie est prévue en août. “Il est important d’attirer l’attention sur ce problème, il faut changer les mentalités”, estime Katia.
Entre les invalides et les transports, une relation compliquée. Le 30 juin 2008, Natalia Prisetskaïa a été sortie sans ménagement du vol Moscou-Vladikavkaz parce qu’elle n’avait pas d’accompagnateur pour pousser sa chaise roulante, par ailleurs électrique. Elle a déposé plainte. Le tribunal lui a donné raison.
Il est quand même une ville de la Fédération de Russie où tout est prévu pour les personnes à mobilité réduite, c’est Makhatchkala, la capitale du Daghestan, au bord de la mer Caspienne. A cela, une explication : le maire de la ville, Said Amirov, se déplace en chaise roulante. Ce petit homme affable, la soixantaine, membre du parti Russie unie, a réchappé par le passé à 15 attentats. Le dernier, il y a quatorze ans, l’a privé de l’usage de ses jambes. Depuis, il est attentif au sort des invalides.
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